« J.O.I.E » – Chloé Julien – Galerie de la Voûte
François Michaud, conservateur en chef au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris et la Galerie de la Voûte ont le plaisir de vous présenter l’exposition Personnelle de Chloé Julien.
Au début de L’Anti-Œdipe, les mots d’Artaud servent de point de départ à l’argumentation de Deleuze et Guattari, le corps sans organes devenant comme le leitmotiv du livre : « Le corps est le corps / il est seul / et n’a pas besoin d’organe / le corps n’est jamais un organisme / les organismes sont l’ennemi du corps »* Le corps sans organes, comme ils l’écrivent aussi, « c’est le corps sans image ».**
Ici, nous n’avons que des images et des images de corps, ou plutôt, des souvenirs de corps, fragmentés. Lorsque Jean-Pierre Léaud est filmé par François Truffaut dans une cabine téléphonique, trouvant une photo déchirée, nous savons qu’il lui sera facile de reconstituer l’image. L’opération suivante, en revanche, qui consiste à retrouver la femme réelle dont cette image est le signe est a priori vouée à l’échec. La quête d’Antoine Doinel sera pourtant l’argument improbable de L’Amour en fuite, qui le mènera sur les traces du personnage joué par Dorothée. Dans la série, les baisers ne sont pas les seuls à être volés, le jeune Doinel commence par dérober des photographies d’actrices sur la devanture d’une salle de cinéma, manifestant le pouvoir de fascination des images faites pour susciter ou entretenir le désir, le fétichisme du cinéphile et de l’adolescent ou l’inspiration de toute lectrice de la presse où ces images circulent : portraits d’actrices et de mannequins, dont souvent seuls les yeux et la bouche, les bras et la poitrine, les cuisses et les hanches sont visibles.
Les photographies dont se sert Chloé Julien relèvent moins du premier monde, celui du cinéma – que Douglas Gordon ou Francesco Vezzoli ont largement exploité – que de la presse destinée à une incarnation brute et temporaire : magazines de mode et revues porno. Pourquoi ? Parce que c’est en elles que la chair se donne pour ce qu’elle est : il y a de la peau, plus ou moins couverte suivant qu’on opte pour les masques, l’allusion et l’illusion ou pour le nu et pour ses formes propres – mais au fond, et nous le savons bien, il n’y a là que des différences secondaires qui n’affectent ni la nature photographique de l’image ni le principe de fragmentation dont le rôle est moteur. La bouche, un œil, des sexes, des pieds, ou des éléments non identifiés : tout peut servir d’accroche et d’objet d’investissement, selon que le modèle sera recherché pour lui-même ou pour son fonctionnement.
L’artiste, avec ses moyens, recompose le réel ou s’en échappe, mais puise toujours dans un répertoire de formes possibles qui lui sont données par la vue, le toucher, l’ouïe ou l’odorat parfois, le flux mental toujours – que les quatre autres sens entretiennent tour à tour – et l’idée, cette non-chose que tout artiste prendra soin de tenir soit cachée soit visible.
* Antonin Artaud, in 84, n° 5-6, 1948, cité dans Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Les Éditions de Minuit, 1972, p. 15.
** Ibid, p 14.
[ Source : dossier de presse / Propos de François Michaud ]
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